mardi 3 décembre 2024
Enfin, un juge arrive, l’interrogatoire individuel commence, tandis que le juge a, en main, les rapports de la Police Judiciaire. Chacun dit ce qu’il sait. Mon tour arrivera, celui du Père Robyr, aussi. Celui qui passait pour être la pièce à conviction, Babi, parla, mais, sur son rapport il y a d’énormes écarts avec ce qu’il a dit à la Police Judiciaire et qui a été publié sur les antennes de la radio nationale.
L’affaire a été ainsi montée. Parait-il que le dimanche soir du 7 février 1965, Babi, avec un autre, rentre de Bacongo pour Poto-Poto, sur une mobylette. Chemin faisant, passe devant eux une voiture qui jette une liasse de tracts. Eux, s’arrêtent. En ramassent, l’un disait qu’il porterait cela à sa maman qui est marchande d’arachides, elle en ferait des cornets ; Babi qui est remorqué a gardé une seule feuille qu’il relâcha d’ailleurs. Un autre moto-cycleur, intervenant, ramasse le papier qui est un tract. Bien vite, il rattrape les Babi. Qu’est-ce que c’est ? Ah ! C’est vous ! Ils s’expliquent, mais en vain. Les voilà conduits au commissariat du Plateau des 15 ans, puis, les voilà au commissariat central. L’interrogation commence.
D’où viennent-ils ? Où habitent-ils ? Connaissent-ils l’Abbé Émile ? N’est-ce pas lui qui a fourni ces tracts ? Les deux jeunes gens se débattent, mais ce sera en vain. Ils subissent comme moi-même presque toutes les tortures que j’ai endurées. Depuis dimanche soir jusqu’au mardi matin, ils seront à jeun, soumis à la torture. De guerre lasse, ils imaginent de faire boire un quart de Whisky et faire fumer de fortes cigarettes à Babi. Il est K.O. le pauvre.
On lui dit : "c’est ta dernière chance, si tu acceptes que c’est l’abbé Émile qui t’a donné ces tracts moyennant des sommes d’argent" et cela près de trois fois. Le pauvre ne pourra plus échapper au piège. Il sait qu’ils sont capables de le mettre à mort. Vivre ou mourir. Un moment, il se dit après tout que lui fera-t-on ; un prêtre, c’est fait, ça y est ; Oui c’est lui qui m’a donné cela.
C’était fini. Ils avaient obtenu ce qu’ils désiraient. Ils s’empressèrent aussitôt de lui faire enregistrer son aveu, à vrai dire l’agent lira le procès verbal mis à jour et lui dira à chaque fois : oui, tout ce qui est voulu pour le scénario était donné à son approbation.
Cet abbé avait été son maître, il en avait fait son bras droit, il allait le voir tous les jours, en civil. Un jour même, il passa avec lui à Moungali, alla voir le Père Robyr à qui il remit un paquet en disant, j’enverrai Babi le prendre pour une destinée qu’il connaît. Tout cela était un pur roman, car, je n’avais jamais rencontré ce jeune homme à Brazzaville. Je ne me suis jamais promené la nuit ou le jour en civil. Jamais, à part des cas urgents pour maladie, je ne sortais la nuit de la paroisse.
Lorsque la radio annonça cela à la nation, l’affaire parut si bizarre que les gens ne se laissèrent pas un instant convaincre. Il y aura évidemment des idiots qui y prêteront attention. Cela, je ne le sus qu’au parquet, à l’interrogatoire du lundi 1er mars.
En tout cas, toujours est-il que la non vraisemblance du témoignage de Babi au premier interrogatoire avec les rapports de la Police Judiciaire était claire et évidente. Le juge déclara que l’affaire était grave et proposa selon l’usage le recours à des avocats plaideurs.
On nous envoya un mandat de dépôt à la maison d’arrêt. Là, aucune brutalité. Je logeais à l’infirmerie et le Père Robyr avec d’autres détenus également. Le lendemain, dimanche 28 février 1965, l’abbé Cyrille YENGO, aumônier de la prison vint pour la sainte Messe. Jamais plus dans ma vie, j’assisterai avec tant d’émotion et de paix intérieure, de réconfort, de don de soi tout entier au Christ qu’à cette messe-là.
Je pleurais presque durant toute la cérémonie. On lit les textes de prières prescrits par l’Évêque et que l’on récitait depuis le 9 février dans toutes les églises pour la paix. Je communiais pour la première fois depuis la dernière messe du mardi 9 février 1965. Ce fut avec beaucoup de foi et de ferveur.
Le 3 mars 1965, mercredi des cendres, on nous permet de pouvoir célébrer, dans la chambre où j’étais, la Sainte Messe. Si c’était maintenant, on aurait pu, chaque matin, concélébrer. Le régisseur avait dit oui, vous pouvez célébrer, car n’est-ce pas le devoir et la charge du prêtre de prier ? Je le remercie et lui en resterais reconnaissant toute ma vie. Heureusement qu’il y a de par le monde, un peu partout des âmes comme celles-là. Elles sauvent le monde. Ma première messe, un mercredi des cendres fut offerte évidemment en action de grâces.
Le lundi 1er Mars 1965, nous remontons au palais de justice pour une seconde instruction. Le Père Robyr et moi sommes mis à part. Deux commissaires sont présents.
Les interrogations recommence sur ces pauvres personnes qui font pitié à voir par les écorchures laissées sur leur corps par les tortures de la Police Judiciaire. Elles sont six.
L’un d’entre eux, un chef de quartier, je ne le connaissais que pour avoir baptisé deux de ses enfants. Un autre, un innocent chef de famille, travaillant sur un échoppe de charpentier en plein Poto-Poto, n’avait jamais mis pied dans ma paroisse, ne m’ayant jamais vu pour une affaire quelconque. Ce n’est qu’à l’occasion de l’intronisation à la Cathédrale le matin du dimanche 7 février qu’il allait faire attention à moi.
Un autre, un véritable père de famille, responsable parait-il de tickets de vente au marché de Poto-Poto et habitant Bacongo. Je ne le connaissais absolument pas.
Un autre, un fonctionnaire religieusement marié à Moungali, abandonnant peu à peu le chemin de la messe du dimanche, sa femme affolée alerta par deux fois le Père Robyr pour qu’il aille lui donner des conseils de relancement. Deux fois, le Père monta à leur maison. Deux fois, le type était absent.
Celui qui remorquait Babi, un ancien militaire. La vieille maman venait de se faire baptiser à Mouléké. Lui, père de deux enfants, mais sans première communion, ni mariage religieux se préparait à régulariser sa situation. Cependant, étant chômeur, il fabriquait des mallettes à main pour femmes, qu’il allait ensuite vendre sur le chemin de fer. C’est pourquoi il étudiait, lui seul, la doctrine chrétienne, puis j’allais lui donner des explications à son domicile.
Le dernier, Babi, nous l’avons entendu.
Le Père Robyr accusé aussi puisque je passais déposer du papier chez lui, puisqu’il allait faire de la politique avec ce fonctionnaire habitant le Plateau des 15 ans. Quant aux autres, on les accusait de faire des réunions contre l’État à la mission et cela deux ou trois fois par semaine. Les pauvres ne voulaient évidemment rien savoir.
Et cela leur coûta extrêmement cher. Donc aucun d’entre eux ne nous chargeait de quoi que ce fût.
Babi qui avait dû réfléchir reprit conscience et confiance en lui-même, allait, à cette audience, faire le point, déjouer les tristes combinaisons en déclarant cette fois et clairement après avoir décrit les péripéties de l’affaire comment il avait été acculé devant la mort. Pour se sauver, il accepta leur proposition, pensant d’ailleurs qu’on ne ferait après tout rien à cet abbé.
Si le samedi, il avait encore essayé de biaiser et jouer maladroitement, d’ailleurs, le jeu, c’était encore sous l’impulsion de la peur. Maintenant rassuré contre tout cela, il déclarait la vérité ; jamais il ne s’était rencontré à Brazzaville avec l’abbé Émile et jamais, d’aucune manière que ce soit, il ne connaissait une histoire de tracts contre lui.
Abbé Émile Biayenda
Lyon le 9 février 1968
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