mercredi 23 octobre 2024
Par M. l’Abbé Olivier Massamba Loubélo
Suite et fin
Émile n’est pas un donneur de leçons, il montre le Christ et ils’ efforce de conformer sa vie personnelle à celle du divin Maître ; en cela, il indique et dénonce sans violence les tares et l’échec de tout pouvoir et de toute autorité qui se prendraient pour leur propre fin alors qu’elles sont fondamentalement des moyens mis par Dieu à la disposition des communautés humaines afin qu’elles vivent et se développent harmonieusement. Il connaît bien le Congo, son pays, et il a vécu dans sa propre chair les délires cruels et néfastes d’un pouvoir politique préoccupé à terroriser les citoyens par tous les moyens pour se maintenir, plutôt que de se soucier du bien-être de la population.
Émile BIAYENDA est un mystique ; il trouve son accomplissement et sa joie dans la rencontre intérieure avec le Christ dans la prière et la méditation de la Parole de Dieu ; il contemple l’amour de Dieu pour les hommes manifesté en Jésus qui donne sa vie sur la croix. De cette rencontre et de cette contemplation jaillit la pressante nécessité de la mission dans les orientations pastorales et la vie quotidienne. Alors là, au mystique se joignent le sociologue et l’homme d’action pour que l’annonce du salut et de la libération de l’humanité en Jésus ne soit pas un discours éthéré, sans prise réelle sûr la vie des personnes et de la société.
La thèse de sociologie qu’il a écrite à l’institut catholique de Lyon en 1968 est la preuve de la volonté de l’abbé BIAYENDA de ne pas dissocier la pratique religieuse de la transformation réelle de la société , l’intelligence de la foi, le christianisme et le développement humain intégral. Émile ne se départira jamais de son regard de sociologue pour analyser l’état et .les mouvements du Congo qui connaît une mutation chaotique mais prometteuse d’une société traditionnelle forgée au creuset de la solidarité et du respect de la hiérarchie à une société moderne soucieuse d’un développement économique et d’une liberté vis-à-vis du carcan traditionnel qui soumettrait la personne à des valeurs surannées. Le sociologue sait que ce passage est inéluctable, il sait qu’il prendra le temps qu’il faudra, mais le mouvement est irréversible.
En pasteur avisé, Émile ne fera pas l’éloge aveugle de la tradition ni celui de la modernité ; il voit dans l’une et l’autre des valeurs humaines à explorer et à exploiter pour le bien de chacun et de tous ; il décèle dans l’une et l’autre des ambiguïtés et des freins à la reconnaissance de la dignité et de la liberté des personnes, donc un frein au développement social et économique.
Depuis 1963, les dirigeants politiques congolais ont choisi la voie du socialisme puis du marxisme-léninisme pour assurer le décollage économique et humain de la population. L’Église est considérée comme une force rétrograde, un frein au développement intellectuel, culturel et économique des Congolais. Lorsqu’il accède à l’épiscopat, en 1970, Mgr BIAYENDA sait que sa tâche ne sera pas facile en ce qui concerne les rapports entre l’Église et l’État. Durant tout son épiscopat, il ne heurte jamais de front les autorités politiques emmurées dans l’idéologie du Parti Congolais du Travail, parti unique qui dirige l’État ; ce n’est pas dans la nature d’Émile de chercher un choc frontal ; ce n’est pas sage de céder aux provocations du camp d’en face ; en tout état de cause l’archevêque métropolitain de Brazzaville est convaincu qu’il n’y a pas deux, mais un seul camp : celui des citoyens congolais. Il usera à la fois de sa force intérieure, de sa charité fraternelle et de son autorité pastorale pour éviter le choc qui compromettrait la sécurité des personnes et l’unité nationale. Les incidents et les moments chauds ne manquent pas, mais Émile croit que c’est dans les situations les plus tendues qu’il faut instaurer le dialogue dont les fruits sont toujours un cadeau de l’Esprit de Dieu qui fait grandir le Corps du Christ qu’est l’Église.
Le dialogue n’est pas démission, trahison du trésor de la foi, il est pastorale intelligente et patiente qui permet de faire découvrir que Dieu n’est pas contre le bonheur de ses créatures, mais qu’au contraire, il trouve sa gloire dans l’homme debout et heureux. Son respect et son estime pour le Président de la République, le commandant Marien NGOUABI qui le lui rendait bien ont jeté en terre congolaise la semence de la reconnaissance de l’Église comme un élément qui contribue au développement de la nation. Au sujet du développement qui doit être le souci et le travail de toutes les composantes de la nation, le pasteur de l’archidiocèse Brazzaville adresse aux chrétiens à l’occasion d’un Noël une lettre intitulée « Noël, les chrétiens accueillent le libérateur de tous les hommes » :
« Accueillons surtout dans la joie tous les appels de libération qui jaillissent aujourd’hui du sol de notre pays, du cœur de notre peuple congolais. Ensemble, nous luttons pour notre indépendance réelle, pour la libération politique, économique et culturelle de notre pays qui veut grandir dans la dignité et le respect de ses valeurs propres. Notre pays s’est engagé dans la lutte pour la construction d’une société plus juste. Il nous revient à tous de tout faire pour que le socialisme soit vraiment la volonté d’arracher tous nos frères congolais à l’irresponsabilité, pour qu’il soit une invitation à tous à prendre part à la construction nationale ; et qu’ainsi se réalisent chez nous des conditions politiques et sociales permettant à tous de participer à la gestion de notre croissance.
Quotidiennement, chaque homme et chaque femme est appelé à prendre sa vraie place, dans une totale disponibilité dans la construction nationale ; chrétiens, nous voulons assumer pleinement nos responsabilités. La lutte pour la libération est aussi quotidiennement celle contre la misère, la faim, la maladie, la malnutrition, le chômage, l’analphabétisme.
C’est au sein de toutes ces réalités que nous voulons fêter la naissance du Christ. Le Christ vient au milieu de nous pour nous inviter à vivre encore plus conformément la lutte de chaque jour que nous partageons avec tous nos frères. Il veut aussi nous permettre de porter nos libérations humaines à leur perfection, à leur total accomplissement.
Nous connaissons tous les reproches que nous adressent beaucoup de nos contemporains. La religion leur apparaîtrait encore comme un obstacle à la vraie libération de l ‘homme, elle encouragerait l’homme à une attente passive de l’au-delà, le dispensant ainsi de faire des efforts afin de transformer cette vallée de larmes en un monde plus humain...
Pour nous chrétiens, connaître Dieu et son dessein est une invitation immédiate à participer avec tous les hommes de bonne volonté à la lutte pour la justice et pour la transformation du monde ... »
Émile ne fait pas que parler de la justice sociale et du souci des pauvres. Il constate que beaucoup de personnes âgées à Brazzaville sont délaissées, abandonnées à elles-mêmes, soit parce que les familles sont elles-mêmes démunies pour les prendre en charge, soit parce qu’elles sont accusées de sorcellerie. Le cardinal BIAYENDA fait siennes les souffrances de ces personnes âgées et de leur entourage. Il n’existe aucune structure appropriée pour accueillir ces personnes nécessiteuses, alors Émile va s’employer de toutes ses énergies à en créer une. Le terrain est trouvé juste à côté de la cathédrale ; il prend langue avec la congrégation des Petites Sœurs des Pauvres, il obtient de l’Etat congolais les autorisations requises, et la première maison d’accueil des personnes âgées au Congo va ouvrir ses portes en en 1975.
L’autre chantier qui le préoccupe est celui de l’éducation de la jeunesse.
Il est conscient qu’il n’y a pas d’avenir pour le Congo si les enfants et les jeunes ne reçoivent pas de formation intellectuelle et humaine solide. Depuis 1965, les écoles catholiques et protestantes qui dispensaient le savoir et le savoir-vivre ont été nationalisées par décision unilatérale des autorités politiques congolaises qui estiment que l’Église, par le biais de l’enseignement, corrompt et aliène la jeunesse. Les mouvements de jeunesse chrétienne ont été dissous également.
Mais la nationalisation des écoles a plongé l’enseignement au Congo dans un état de délabrement à maints niveaux : pédagogique, éducatif, éthique ; la prépondérance des mouvements de jeunesse socialiste qui favorisent plus le bourrage idéologique qu’une formation intellectuelle et professionnelle solide ajoute à la désolation. Émile sait tout cela mais au lieu de diaboliser ou de stigmatiser qui que ce soit, il invite à la prise de conscience et à la collaboration pour assurer l’avenir de la nation. En 1974, à l’occasion du Carême, l’archevêque de Brazzaville s’adresse, dans une lettre pastorale, à tous ceux qui ont en charge l’éducation des jeunes :
« Frères et sœurs dans le Christ, l’époque que nous vivons est passionnante ! Tous, nous assistons à des transformations des conditions de vie, à des possibilités inouïes pour l’homme de maîtriser l’univers, à un progrès immense de la science et des techniques qui font notre admiration et nous portent à l’enthousiasme.
Avec cette évolution du monde, rapide, extraordinaire, se développent des faits nouveaux, les moyens de communication, par exemple, qui font prendre conscience à l ‘homme de sa dimension universelle ... Toutefois, ces faits nouveaux demandent à l ‘homme de s’asseoir et de réfléchir, car ils comportent un danger, un risque dont nous devons mieux prendre conscience pour pouvoir le dominer.
Parmi tous ces faits nouveaux, il en est un qui s’impose à nous, Congolais, avec force et netteté, celui de l’éducation des enfants et des jeunes. Il n’est pas trop fort de dire que nous assistons, ici dans notre pays, comme dans beaucoup d’autres pays, à une « véritable marée des jeunes ». Je pense que c’est notre devoir à tous.’ évêque, prêtres, religieux et religieuses, éducateurs, enseignants, responsables des mouvements de jeunes, laïcs, de nous asseoir calmement et durant tout ce temps de Carême, temps de prière, de lumière, de conversion, de faire le point, de prendre le problème à bras le corps et d y apporter chacun à sa place et selon sa mesure, la solution ou les solutions simples, pratiques, efficaces qui s’imposent.
C’est dans ce but que je m’adresse à vous tous qui avez une part importante dans l’éducation des enfants, à vous aussi jeunes des C.E.G. (Collèges d’enseignement général) et des lycées, pour que cette lettre de Carême soit lue, discutée, méditée, non pas comme une simple parole humaine, mais comme cette Parole de Dieu « vivante, efficace et plus incisive qu’aucun glaive à deux tranchants, qui pénètre jusqu’au point de division de l’âme et de l’esprit, des articulations et des moelles et qui peut’ juger les sentiments et les pensées du cœur » (He 4, 12).
Tout au long de cette année, en écoutant avec bienveillance les uns et les autres, j’ai été frappé d’entendre très souvent les mêmes mots.’ « Nous sommes débordés ; les enfants n’obéissent plus ; les enfants ne travaillent plus ; les enfants n’écoutent plus personne ; nous ne savons que faire ... « Si c’est la voix des enseignants, c’est la même chose ».
« De notre temps, les études c’était quelque chose ; maintenant les élèves ne savent plus rien, ne travaillent plus, n’obéissent plus ». Et tous, nous rejetons la faute sur l’autre. « C’est la faute des parents « , disent les enseignants,’ et tous, à bout d’argument. » C’est la faute de l’État. Véritable marée des jeunes, enfants livrés à eux-mêmes sans discipline ni cadre, rejet de la responsabilité les uns sur les autres, les conséquences d’un tel état de fait sont graves... Aussi je vous invite à vous asseoir, simplement, calmement, sans esprit de parti ou de polémique, je vous invite à réfléchir et à faire la lumière. Quelles sont les causes de tous ces faits ? Que pouvons-nous faire ? Quelles consignes votre évêque peut-il vous donner ? ».
L’évêque Émile veille avec soin sur le troupeau dont il a reçu la charge ; même dans un contexte politique difficile, il ne capitule pas ; peu importe que l’Église n’ait plus ses écoles, collèges et lycées, la mission prophétique lui incombe toujours de faire prendre conscience des dangers et de susciter les énergies du peuple pour qu’il avance vers un développement intégral. L’évêque Émile est dans la droite ligne du concile Vatican II qui dit que l’Église ne peut pas se désintéresser de la vie des hommes de ce temps dont elle partage les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses : « Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n ‘y a rien de vraiment humain qui ne trouve un écho dans leur cœur » (Constitution pastorale Gaudium et spes, préambule).
Émile BIAYENDA, évêque et cardinal est un prêtre à la personnalité attachante. Il provoque et invite le prêtre que je suis à plus d’intériorité. En faisant défiler les quelques souvenirs qu’il me reste de lui, mais surtout en relisant ses écrits, j’ai la conviction que ce n’est pas à lui que je m’attache mais à Celui qu’il a accueilli dans son cœur et dans sa vie pour le révéler aux autres comme la source du bonheur véritable : Jésus Christ, le fils de Marie, le Fils de Dieu. Merci à toi, taata Émile, d’aider les prêtres à aimer Jésus et à le servir dans nos frères et sœurs, surtout les plus pauvres et les plus délaissés.
Abbé Olivier MASSAMBA LOUBELO
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