dimanche 19 janvier 2025
A l’occasion de la célébration de la Semaine œcuménique des églises chrétiennes du Congo, et étant donné que le sujet de la paix et de l’unité au Congo demeure encore d’actualité. Dans ce numéro, nous vous proposons ci-après une interview du Cardinal Émile BIAYENDA, accordée à M. François ITOUA, alors Directeur de la « Voix de la Révolution », en février 1973.
François ITOUA : Éminence, vous venez d’être créé Cardinal. C’est pour la première de son histoire que la chrétienté congolaise compte parmi elle, un dignitaire aussi élevé dans la hiérarchie de l’Église Catholique. Votre promotion a été accueillie avec joie et fierté non pas seulement par les catholiques du Congo, mais aussi par les autres confessions religieuses dont l’union avec les catholiques se cristallise autour du mouvement œcuménique congolais. Bien que religieux, ce mouvement répond positivement aux aspirations, à l’unité des fils de ce pays, unité à laquelle tient le Parti Congolais du Travail.
Aussi, nous permettons-nous, Éminence, de vous demander de nous faire le point des efforts de l’Église Catholique congolaise dans l’action œcuménique avec les autres cultes congolais ?
Émile Cardinal BIAYENDA : C’est certainement la première fois que le Congo, notre pays, compte un Cardinal. Et vous savez, notre Afrique et Madagascar comptent 8 Cardinaux. C’est donc une grande joie et un grand honneur que notre pays, le Congo, ait un de ses fils Cardinal. De toutes les façons, ce n’est pas pour la première fois que l’Afrique connaît pareilles surprises : déjà au XVIe siècle, un Noir, fils de l’ancien royaume du Congo, était élevé à la dignité épiscopale : Mgr Dom Henrique, fils du roi Alfonso, fut sacré évêque à Rome, en 1518. C’est le tout premier évêque d’Afrique Noire. C’est une fierté pour nous.
Vous avez bien raison de voir en cet événement un aspect œcuménique et national.
En effet, les nombreuses lettres de félicitations qui ne cessent de nous arriver, prouvent que ce ne sont pas seulement les catholiques qui s’en réjouissent, mais les évangéliques, les salutistes, les kimbanguistes et tant d’autres hommes de notre nation, de l’Afrique Centrale et d’ailleurs.
Tout le monde fait sien cet honneur. Et, pour nous, c’est cela qui est essentiel dans la marche vers cette unité que recherchent le mouvement œcuménique et aussi notre nation. Point n’est besoin, à notre avis, de dire que l’Église catholique a fait ceci ou cela pour l’œcuménisme.
L’unité vraie, c’est l’unité des cœurs, l’unité des esprits : peu importent les diversités extérieures : « qui n’est pas contre nous est pour nous », dit le Christ, Notre Seigneur.
C’est bâtir solidement l’unité que de se réjouir des événements heureux qui arrivent à d’autres qu’à nous.
Prendre sincèrement part aux joies et aux peines des autres, c’est vraiment manifester un esprit d’unité fraternelle. C’est cela qui montre le mieux que l’on est vraiment Un, qu’on est une même famille, lorsque les joies des autres deviennent nos joies et que les peines des autres deviennent nos peines.
Saint Paul disait : « Il faut pleurer avec ceux qui pleurent, se réjouir avec ceux qui se réjouissent ». Voilà l’esprit de fraternisation que nous nous efforçons de susciter pour l’unité.
Car l’essentiel pour l’unité, c’est de penser, de dire le bien sur les autres, reconnaître le bien que les autres sont capables de faire. Animées par cet esprit, nos manifestations œcuméniques seront, alors, de vrais pas vers l’unité des fils de ce pays. Le chrétien, en effet, doit être le champion de l’unité parmi les hommes, parce qu’il n’a qu’un commandement, celui d’aimer l’autre.
F.I. : En dehors de l’œcuménisme, comment l’Église peut-elle travailler à la concrétisation de l’unité nationale ?
E.C.B. : Nous l’avons presque déjà dit. L’œcuménisme est symbole de l’unité nationale. En effet, vous savez que l’Église ne travaille pas à unir les chrétiens seulement. Elle vise à unir les hommes comme tels, tous les hommes. L’Église à pour raison d’être, de promouvoir la paix, l’unité, la fraternité. Elle s’est toujours considérée comme le début d’un monde unifié, d’une humanité fraternelle, en proposant, à tous les hommes, le motif de notre union en unité, à savoir que tous croyants et incroyants, tous les hommes, de toutes races, langues et nationalités, tous nous sommes frères, tous nous n’avons qu’un seul père : Dieu. Et c’est dans la mesure où l’Église aura les mains libres pour annoncer cette Bonne Nouvelle à qui veut l’entendre que notre Église contribuera, encore mieux, à l’unité des Congolais.
C’est en acceptant cela que l’homme sera amené à une fraternité sincère et réelle qui ne camoufle rien de louche, rien d’intrigant.
L’Église n’a pas seulement à favoriser, mais elle doit promouvoir l’unité nationale ; c’est son premier devoir : annoncer, révéler, redire aux hommes qu’ils sont tous réellement des frères malgré les différences multiples.
F.I. : Éminence, il a été, plusieurs fois, question, ces temps derniers, d’instaurer la discipline et la conscience professionnelle dans plusieurs secteurs de la vie du pays. L’Église est-elle attentive à ces questions qui, à priori, ne relèvent que du temporel ? Si oui que fait-elle pour stimuler ces qualités de discipline et de conscience professionnelle chez les travailleurs congolais ?
E.C.B. : Vos posez là une question capitale pour la foi et pour toute la marche vers un but à atteindre. L’Église n’est pas seulement attentive à ce problème, mais elle s’en inquiète. C’est l’objectif de la formation chrétienne : faire des hommes consciencieux ; et dès le plus jeune âge, le petit chrétien apprend à examiner sa conscience dans tout ce qu’il fait. Il apprend à être un homme « responsable » devant lui-même, devant Dieu et devant les autres. Il apprend à ne jamais faire « comme si… »
Vous dites que ce sont des questions qui relèvent du temporel. Pour compléter votre pensée, j’ajouterai : et de l’Église aussi.
L’Église, en effet, a reçu de son fondateur la mission de rendre à l’homme la dignité de ce qu’il est, d’apprendre à l’homme à se conduire dignement.
Le problème de discipline et de conscience n’est pas un petit problème dans l’Église. Tous les commandements de Dieu aident l’homme à être discipliné, c’est-à-dire à savoir respecter la hiérarchie des choses et des êtres.
Tout le travail de l’Église vise à faire des hommes librement disciplinés et qui font bien ce qu’ils ont à faire par une responsabilité personnelle assumée. Dans notre pays, l’Église fait tout ce qu’elle peut, pour aider le pouvoir temporel dans cette tâche de l’éducation de la conscience professionnelle des Congolais. La Lettre pastorale des évêques du Congo, de 1972, a attiré l’attention des chrétiens sur ce qu’ils doivent être : « Qu’aucun chrétien n’ait à être condamné pour manque de conscience professionnelle, pour détournement des fonds ou autres malversations commises au détriment de la communauté nationale ».
F.I. : Dans sa lutte, en vue de recouvrer son indépendance, la République Populaire du Congo, veille aussi à recouvrer sa personnalité propre. A cet effet, singulièrement en matière de Révolution culturelle, nous savons que l’Église a beaucoup fait, surtout en liturgie. Où en est donc cet effort vers le retour aux sources de l’expression spirituelle proprement congolaise ?
E.C.B. : Rien de plus important pour une nation qui se veut réellement indépendante que d’affirmer et d’assumer sans complexe sa culture nationale, c’est-à-dire ses propres valeurs qui lui confèrent une personnalité propre, un visage à elle.
Car la culture, c’est l’expression de toute l’intelligence d’un peuple ; sa manière de penser, de faire, d’être en relation avec les autres, sa manière de communiquer avec le monde visible et invisible, ses conceptions essentielles de la vie.
Cette intelligence s’imprime et s’exprime dans tout ce que ce peuple fait : architecture, art, écrit, sculptures, chants.
Il ne faut pas donner l’impression que les Africains n’ont commencé à réfléchir, à concevoir et à s’exprimer qu’avec l’arrivée de la culture européenne. Non ! Nos ancêtres concevaient et exprimaient clairement ce qu’ils concevaient. Ils avaient une vie culturelle traditionnelle, une manière d’exprimer les vérités concevables par tout homme. Et cette expression, tout Africain est en mesure de la comprendre et de la saisir.
Sur ce plan, quoi qu’il en paraisse, l’Église a toujours travaillé pour aider le Congolais à éliminer ses complexes. L’Église, par exemple, veut parler aux gens dans leurs langues maternelles, qui sont aussi valables que le français. Les missionnaires ont appris ces langues et même se sont efforcés à écrire en ces langues, sans complexe.
En liturgie, par exemple, les efforts sont notables : les chants ne sont plus de simples traductions des paroles françaises, ni une simple adaptation des mélodies d’ailleurs.
Depuis 1957, un mouvement liturgique chrétien (la scholas populaire) s’est donné l’idéal d’exprimer la foi selon les richesses de notre culture propre : les chants liturgiques se ressentent du génie propre de nos langues et coutumes : ils sont accompagnés au tam-tam des ancêtres, au ngongi, avec la corne, le likembe, les castagnettes, les battements des mains, voire les danses.
Les veillées funèbres, célébrées en chrétiens, conservent ce qui, depuis les ancêtres, rendait ces rassemblements dignes et profondément expressifs du mystère de la mort et de l’au-delà.
Les traductions de nos textes sacrés reprennent les expressions de notre génie propre. Par exemple, la bénédiction des églises reprend exactement la façon de faire de nos ancêtres, etc.
En somme, l’Église a toujours cherché à faire siennes les cultures de tous les hommes. Elle est toujours chez elle partout. Elle continue l’événement de la Pentecôte où « les merveilles de Dieu sont proclamées en toutes langues ».
Interview du Cardinal Émile BIAYENDA
à la « Voix de la Révolution »,
en février 1973.
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