dimanche 8 septembre 2024
Les responsables du Journal « La Mémoire » m’avaient demandé après mon article « Le Cardinal Émile Biayenda, théologien » d’écrire un autre et qui devait s’intituler : « Le Cardinal Émile Biayenda, grand pasteur visionnaire ». Après moult réflexions, j’ai préféré intituler celui-ci « Le Cardinal Émile Biayenda, un prophète visionnaire ».
Devenu évêque et créé cardinal, à un moment de l’histoire du Congo, où tout était en pleines mutations, Émile Biayenda par sa parole ni violente, ni mielleuse a su tracer pour le peuple de Dieu qui est au Congo et pour tous les hommes de bonne volonté un chemin d’avenir. Ayant pris la direction de l’archidiocèse de Brazzaville aussitôt après la mort de Mgr Théophile Mbemba, en juin 1971, Mgr Émile Biayenda avait bénéficié aussi de l’inculturation de l’Église de Brazzaville amorcée par son prédécesseur. Lui-même ancien aumônier de la Légion de Marie, curé de paroisse et évêque coadjuteur avait une bonne expérience de la vie de foi des fidèles laïcs.
On peut se souvenir comment il avait rempli sa fonction d’aumônier auprès des Légionnaires et comment il a exercé ce que nous appelons aujourd’hui la pastorale de proximité quand il était curé de Saint Jean-Marie Vianney de Mouléké. Personnellement, c’est là que je l’ai d’abord vu au travail pendant que j’allais passer mes vacances en tant que petit séminariste à Brazzaville chez mon beau-frère.
Aussitôt après la messe et après avoir signé ma carte de messes de vacances qu’on remettait à chaque séminariste, il se mettait ou dans son poulailler ou mieux encore il commençait sa ronde pastorale de famille en famille. Sa manière d’être pasteur aura témoigné de la crédibilité de la parole de Dieu et de son rayonnement au sein de sa paroisse. Sa façon d’être proche avec le Seigneur par la prière qu’il ne négligeait absolument pas, l’a bien rendu digne de confiance auprès de Mgr Mbemba et surtout auprès du clergé missionnaire qui pesait lourd dans la conduite de l’archidiocèse de Brazzaville.
A propos de sa droiture dans son ministère sacerdotal, la conclusion de Côme Kinata est bien explicite. « Émile Biayenda est un cas particulier dans l’histoire des hommes d’Église du Congo, non seulement parce qu’il était arrivé au sommet des fonctions sacerdotales, mais aussi parce que c’était le modèle achevé de l’écolier, du séminariste, puis du prêtre indigène tel que les Pères évangélisateurs l’avaient voulu. Les Pères de la Congrégation du Saint Esprit sont fiers du Cardinal Émile Biayenda et ne parlent de lui qu’en alignant des éloges souvent repris par ses condisciples de chaque étape de sa vie : pieux, affable, sympathique, laborieux, sportif intelligent etc. »
Nommé évêque coadjuteur de Mgr Théophile Mbemba et devenu le deuxième archevêque congolais de Brazzaville, il s’est montré un très bon pasteur dans un pays où il n’était plus évident de parler sans être fiché par nos responsables politiques d’alors. Son ministère d’évêque a été un moment où il a exercé un véritable prophétisme.
Après ce qu’il avait connu des tortures de la part du pouvoir en place, il savait ce qu’était pour lui être témoin de Jésus-Christ au Congo pendant que l’idéologie marxiste criait partout que « Le Travail a créé l’homme ». Le temps du marxisme au Congo a été le moment où le travail n’était exalté que par des slogans..., mais ceci touchait bien certains Congolais. C’est devant des fondements existentiels qui étaient bafoués ou ignorés à l’époque que le Cardinal Émile Biayenda se placera devant le peuple de Dieu qui est au Congo comme le prophète. Son prophétisme, tout à fait simple et pour cela bien particulier était caractéristique de son expérience religieuse dans un pays marxisant. Particulier, son prophétisme tout engageant qu’il était pour les chrétiens, n’était pas perçu comme demandant aux baptisés de renier notre pays.
Pour le Cardinal Émile Biayenda, le salut du Congolais ne pouvait pas se concevoir en dehors du milieu congolais qui avait ses espoirs et ses peines. Monseigneur Théophile Mbemba avait réagi par une lettre pastorale sur le développement en 1970 au plus fort de l’idéologie marxiste afin de dire haut et fort que le développement du Congo ne laissait indifférent personne et demandait même que le chrétien soit celui qui doit se mettre au devant pour le réaliser. Une des premières lettres de Mgr Émile Biayenda et c’était la première lettre pastorale que tous les évêques du Congo publiait en commun, avait traité de la question de la place du chrétien dans la communauté nationale.
Les dispositions d’un prophète pour son pays, se voient dans cette lettre pastorale des évêques du Congo. Après la lettre de Mgr Théophile Mbemba sur le développement, les évêques avaient voulu enraciner les Congolais dans leur société et faire d’eux de vrais acteurs de la vie politique, culturelle et économique comme ils étaient devenus de vrais constructeurs de leur Église du Congo. Les années du marxisme au Congo ont été « les années d’or de l’engagement du fidèle laïc congolais pour son Église ». Pasteur prophète, « Émile Biayenda ne se lassa jamais de parler de développement » écrit Côme Kinata ; et Mgr Émile Biayenda avait dit une fois que « la construction d’un pays est si vaste qu’une seule organisation ne suffira pas. Il faut le concours des efforts de tous les hommes de bonne volonté, chacun selon sa compétence, selon sa place, à son ordre ».
Ces paroles, combien prophétiques, puisque dans les années 1990, le Congo fera confiance à l’institution Église par exemple pour conduire la Conférence Nationale Souveraine avec Mgr Ernest Kombo, furent prononcées en septembre 1970, alors que le pays était dans la grande tourmente de l’affaire Kinganga.
La collaboration entre l’Église et l’État qui revient peu à peu dans notre contexte purement congolais, est bien suscitée par de telles paroles.
Devant un état qui était en déliquescence et qui ne pouvait faire face aux mutations aussi bien internes qu’externes, Émile Biayenda ne cessait d’exercer son ministère de prophète visionnaire. Aussitôt créé cardinal, il parla haut et fort à la Radio Nationale le 19 mars 1973, sur les problèmes qui minaient le Congo particulièrement la discipline et la conscience professionnelle. C’était le temps du slogan : « Sept heures de travail et non sept heures au travail. L’origine de ce slogan, c’est que le travail n’était plus au cœur des préoccupations du congolais et le premier souci, c’était chercher à être membre du parti ou d’autres organisations des masses du parti pour ne plus travailler durement.
Le Cardinal Émile Biayenda ne s’empêcha pas de dire que « l’Église n’est pas seulement attentive à ce problème, mais elle s’en inquiète. C’est l’objectif de la formation chrétienne : faire des hommes consciencieux, et dès le plus jeune âge, le petit chrétien apprend à examiner sa conscience dans tout ce qu’il a fait. Il apprend à être un homme ‘responsable’ devant les autres. Il apprend à ne jamais faire semblant, à ne jamais faire « comme si... ». Tout le travail de l’Église vise à faire des hommes librement disciplinés et qui font bien ce qu’ils ont à faire par une responsabilité personnelle assumée ».
Et il continuait ainsi : « Dans notre pays, l’Église fait ce qu’elle peut pour aider le pouvoir temporel dans cette tâche d’éducation et de la conscience professionnelle des Congolais. La lettre pastorale des évêques de la République Populaire du Congo, de l’année dernière a attiré l’attention des chrétiens sur ce qu’ils doivent être : « Qu’aucun chrétien n’ait à être condamné pour manque de conscience professionnelle, pour détournement des fonds ou autres malversations commises au détriment de la Communauté nationale ».
Prophète sur cette question de la conscience professionnelle, nous avons vu surtout pendant et après les guerres fratricides que notre pays a connues comment les organismes humanitaires et quelques fois l’état congolais lui-même ont sollicité le concours des fidèles laïcs affichant au vu et au su de tout le monde leur foi ou à l’institution Église en tant que telle.
La famille et l’éducation restent les deux domaines où son prophétisme se révèle le plus direct. Quand nous lisons sa lettre sur La famille qu’il avait présentée au peuple de Dieu à Linzolo en avril 1975, lors de mon ordination diaconale avec Mr l’abbé Michel Samba, nous voyons très bien sa vision de prophète pour un peuple qui était ballotté par les nouvelles valeurs exposées par les marxisants du pays et les idées d’un monde de plus en plus tourné vers la modernité.
L’être ensemble du Congolais dit traditionnel semblait disparaître et le Cardinal en bon sociologue, réagit face à la nouvelle situation en grand prophète. Comme l’écrit si bien Côme Kinata, pour le Cardinal Émile Biayenda « la famille est et restera toujours la cellule de base de toute société. Le Cardinal Émile Biayenda était parfaitement conscient de cette réalité ». Aussi dans sa lettre pastorale du Carême 1975, il revint sur elle avec force détails, en en faisant une préoccupation majeure. Il y montrait que la famille congolaise est en pleine évolution, une évolution profonde.
En effet, il y faisait remarquer : « Les parents se plaignent que nos enfants nous échappent... Ils n’écoutent plus personne... Ils ne travaillent plus. Le cas des jeunes filles enceintes avant le mariage se multiplie, qui aboutissent souvent à des avortements et à des stérilités, quand ce n’est pas à des suicides. Les infidélités et les mésententes sont de plus en plus nombreuses dans les foyers, qui aboutissent au divorce, même après un mariage religieux. Divorce dont les enfants sont les premières victimes : tiraillés entre des parents séparés et vivant dans l’insécurité. Abandonnés à eux-mêmes, quel foyer pourront-ils fonder plus tard ? Tout cela s’accompagne d’une diminution du nombre des mariages religieux, par crainte de s’engager définitivement dans la situation du mariage que l’on sent instable et par manque de compréhension de la valeur du sacrement et des richesses qu’il apporte au foyer »
En bon prophète qui ne s’attarde pas uniquement sur les faits, il tente d’expliquer ces phénomènes, ô combien, nouveaux dans la société congolaise. Les raisons sont nombreuses et viendraient en partie de cette prétendue ouverture à la modernité tant dans le domaine politique (avec l’idéologie marxiste) que dans les domaines culturel et économique (l’exode rural). Ce phénomène est tout à fait vicieux parce que les jeunes qui viennent à Brazzaville, Pointe-Noire, Dolisie et Nkayi sont coupés des villages et n’ayant pas de travail sont devenus le vivier de la JMNR et bien après de la Défense civile et autres. Des décennies après, nous aurons le phénomène des enfants de la rue amplifié bien sûr par les guerres fratricides du pays.
Le Cardinal Émile Biayenda a suggéré des pistes pour endiguer cette nouvelle vague qui touchait les foyers : infidélité, divorce, maîtresse, enfants abandonnés, avortements, suicides. Il a recommandé fortement la formation des jeunes fiancés avant le mariage. « Je me réjouis également et j’encourage tout ce qui se fait pour préparer au mariage les jeunes qui vont commencer leur vie conjugale. Il ne suffit pas de leur donner une information sur le Sacrement du Mariage. C’est toute leur vie conjugale qui doit être imprégnée de l’esprit de l’Évangile ».
Cette vision du Cardinal pour faire des foyers congolais, des familles bien enracinées dans le Christ en vue des victoires sur des situations tout à fait difficiles, avait fait son bonhomme de chemin dès le lancement de cette lettre. Les foyers chrétiens sous la houlette de l’abbé Thiriez, à l’époque et du couple Zéphirin Goma, avec l’apport du Centre catéchétique ont fait des sessions de formation aussi bien pour les jeunes fiancés que pour les couples déjà mariés à l’Église. Cette vue du Cardinal, nous fortifie dans notre pastorale du mariage aujourd’hui.
Aucun couple de jeunes fiancés ne peut se passer d’une préparation au mariage et dans la pratique nous voyons aussi qu’il est impossible de se marier sans avoir participé aux sessions de formation qui se passent dans les paroisses.
L’éducation des jeunes a beaucoup intéressé le Cardinal Émile Biayenda. Cela était normal dans un pays qui ne savait plus où donner de la tête après la nationalisation des écoles confessionnelles. Tout le monde se plaignait de la baisse de niveau dans l’enseignement. Le temps réservé à l’éducation dite civique en recevant les directives-slogans du parti faisait que les enfants perdent souvent le goût de travail scolaire. Le Congo, un des premiers pays le plus scolarisé au sud du Sahara n’avait plus qu’un enseignement au rabais et la tricherie avait pris la place du travail mérité et bien fait de l’élève studieux.
Son regard de visionnaire se vérifie même de nos jours à partir de ses dernières paroles écrites en commun avec les responsables des autres confessions religieuses chrétiennes : « A tous les croyants du Nord, du Centre et du Sud, nous demandons beaucoup de calme, de fraternité et de confiance en Dieu Père de toutes races et toutes tribus, afin qu’aucun geste déraisonnable ne puisse compromettre un climat de paix que nous souhaitons tous ». Le Cardinal Émile Biayenda, en tant que citoyen congolais, connaissait bien son pays, miné depuis l’arrivée au pouvoir des marxisants congolais, par le tribalisme.
La haine du Congolais vis-à-vis de l’autre à cause des origines différentes est bien d’origine « révolutionnaire ». Bien avant les années 1965, on ne parlait pas de tribalisme, et ce mot a fait surface au Congo dans les déchirements des responsables politiques.
Celui qui voulait arriver en tête s’est appuyé sur son peuple (tribu) et pour laisser les autres sur les carreaux, on a pratiqué l’exclusion en s’appuyant sur le degré de militantisme de celui qui était en face. Il était comme écrit quelque part que ceux du sud n’étaient que des contre révolutionnaires et ceux du nord étaient les grands révolutionnaires et tous se déclinaient en tribalisme. Ce concept fut bien caressé par n’importe quel dirigeant politique et cela a fait mal à la nation congolaise. L’État congolais révolutionnaire avait vite détruit l’unité nationale patiemment mise en route par les pères de l’indépendance. Même après ces paroles prophétiques du Cardinal Émile Biayenda, l’état congolais s’est senti souvent incapable de faire de notre pays une nation et nous perdons toujours en conjecture à propos de tribus, de régions etc.
Le peuple congolais est un et ce n’est pas particulier à notre pays d’avoir plusieurs peuples que les anthropologues du dehors de l’Afrique ont appelés : tribus. Les dernières paroles du Cardinal voudraient nous élever à un autre niveau : il n’y a que des peuples au Congo et il revient à l’État d’en faire un seul peuple. Ces paroles nous invitent à dépasser ce concept de tribu qui nous a fait tant de mal.
A l’intérieur de l’Église, son regard perçant a fait qu’au moment où il était en charge de l’archidiocèse, les structures évoluent assez bien dans une sorte d’aggiornamento. Pourquoi ne pas le dire ? Il a été, grâce à sa carrure de pasteur prophète, promoteur de notre pastorale aujourd’hui dans le domaine de la catéchèse et de toute la pastorale. Même une fois à la tête de l’archidiocèse, il était toujours présent aux journées de formation permanente des prêtres. Il s’invitait aux réunions des doyennés et il avait levé l’embargo sur le recrutement des jeunes filles congolaises par les congrégations religieuses en place et ceci a fait que le nombre de religieuses et des congrégations augmente dans l’archidiocèse.
Pour le recrutement des séminaristes, il faut dire que les temps n’étaient pas si favorables, mais la pastorale des vocations bien conçue commença avec lui. Et il ouvrait, lui-même l’année scolaire des séminaristes par une messe où étaient invités les séminaristes, les postulants, les juvénistes et ses homélies allaient dans le sens d’une Église qui ne pouvait voir autrement son avenir qu’en ayant ses propres ouvriers apostoliques. Ainsi il passait régulièrement dans les séminaires parce que l’Église du Congo se forgeait en ces endroits.
La pastorale de la jeunesse a été son souci et il avait demandé u Centre catéchétique de Brazzaville de se pencher sur la question et les années 1970 ont été les années où les récollections étaient le seul moyen pour atteindre et forma les jeunes des écoles, des lycées et de l’université. C’est bien à cette époque qu’est né ce que j’ai toujours appelé le « courant » Père Wetzel, qui rassemblait des centaines de lycéens et d’universitaires au Centre catéchétique. La formation des catéchistes était aussi sous la responsabilité du Centre catéchétique et pendant cette période, on ne peut oublier l’évolution des camps de vacances de jeunes universitaires et ceux des enfants appelés Centre aérés. Toutes ces structures tournaient parce que lui, l’évêque avait des vues constructives pour son Église qui était en pays marxiste. Nous évoluons presque toujours dans cette pastorale de formation du peuple de Dieu.
Les années 1970-1980 débouchent sur le foisonnement des mouvements d’apostolat et de spiritualité. Il portera sur les fonds baptismaux les fraternités féminines en faisant d’elles un mouvement d’apostolat. C’était bien prophétique, car nous voyons tous ce que sont les Fraternités chrétiennes catholiques dans notre pays. C’est bien la théologie en pratique de la fraternité et pour le Congo du vivre ensemble. Nous avons à tirer des conséquences heureuses de ces vues prophétiques de notre Cardinal Émile Biayenda.
Pourquoi avoir écrit que le Cardinal Émile Biayenda était un pasteur prophète ou un pasteur visionnaire ? Pour le comprendre je voudrais emprunter à quelqu’un d’autre ce que signifie le prophétisme. « Au plan biblique, le prophétisme est caractéristique de l’expérience religieuse d’Israël. Face à des rois cupides et assoiffés de pouvoir, au peuple avant tout soucieux de sa prospérité, les prophètes appellent à la conversion, au retour à la foi sincère, au respect de l’Alliance. Souvent persécutés pour leur liberté de parole, les prophètes ont néanmoins permis à Israël de garder une espérance... »
A partir de cette définition, notre Cardinal ne remplit-il pas cette définition ? Le Cardinal Émile Biayenda a été un prophète visionnaire parce qu’il a été porteur de parole quand il le fallait et son message et le messager qu’il était sont un et il a été le serviteur de Dieu au milieu de son peuple. Il était aussi le veilleur, le guetteur pour son peuple et l’amour de son peuple étant sans faille, il a donné sa vie pour tous Congolais afin que par son sang versé comme celui du Christ, les Congolais s’aiment et se disent un seul peuple
Abbé Jacques BOUEKASSA
Guadeloupe (France)
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